3.

Mantoue, mi-mars 1586

Le lendemain du jour des interrogatoires, le vice-podestat se rendit au palais pour en faire un compte-rendu à Guillaume de Gonzague. Il lui avoua ne rien avoir obtenu de concluant.

— Garder les Gelosi en prison, si l’on ne peut rien retenir contre eux, ne m’attirera que des désagréments, remarqua le marquis, après un long moment de réflexion. Plus aucune troupe de théâtre n’acceptera de se rendre à Mantoue. Plus aucun artiste, même… Si vous n’avez rien contre eux, libérez-les.

— Je pourrais les assigner à résidence jusqu’à la fin de l’enquête, suggéra le vice-podestat.

— En effet, mais le résultat serait le même. Dans le milieu des artistes, ma réputation serait ternie. Il vous semble bien qu’Isabella soit la seule coupable ?

— Oui, monseigneur.

— Obtenez ses aveux et qu’elle soit punie, décida Gonzague.

Le vice-podestat revint à la Torre comunale, légèrement contrarié. Cette affaire n’était pas claire. En chemin, il remit le couteau à un fourbisseur qu’il connaissait pour qu’il démonte la lame et lui dise si elle pouvait se replier entièrement, et surtout s’il y avait un mécanisme caché. Il aurait préféré garder la troupe en prison, mais il comprenait le point de vue de son maître.

Dans la salle des interrogatoires, tous ceux qui étaient là la veille étaient déjà arrivés ainsi que le médecin – M. da Monza – et un chirurgien.

Crema s’assit et décida d’interroger à nouveau tous les prisonniers, sauf Isabella. Il n’obtint guère plus d’informations, sinon que Gabriella Chiabrera n’avait pas d’homme dans sa vie et que quelques comédiens lui faisaient la cour sans succès. Francesco reconnut même qu’il la trouvait très séduisante et qu’Isabella avait un tempérament jaloux, mais il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat. Crema décida alors de faire appeler la criminelle.

Il rappela d’abord à Isabella les charges qui pesaient contre elle et lui demanda d’avouer, ce qu’elle refusa, jurant sur les Évangiles n’avoir jamais voulu tuer son amie.

Le vice-podestat fit donc signe aux bourreaux, en leur précisant toutefois :

— Ne la dénudez pas, et attachez-lui seulement les bras.

Que ce soit un homme ou une femme, le tourment de la corde était administré au prisonnier dénudé jusqu’à la taille, mais Crema éprouvait suffisamment de doutes pour ne pas aller jusque-là. Il décida aussi de ne pas appliquer le niveau le plus sévère de la torture, le toturam capillorum, où le prisonnier était suspendu par les cheveux.

L’un des tourmenteurs s’approcha de la jeune femme qui devina ce qui allait lui arriver. Elle ne put retenir un tremblement nerveux mais ne cria pas. Le tourmenteur lui tira les bras en arrière et attacha solidement ses poignets à la corde.

N’observant aucun signe indiquant qu’Isabella allait parler, le vice-podestat ordonna :

— Allez-y !

Les bourreaux tirèrent la corde d’environ un pied. Le corps d’Isabella parut se désarticuler, ses épaules se tordirent en arrière et elle poussa un violent hurlement. Ses pieds touchaient pourtant encore légèrement le sol.

— Je vous le répète, madame, dites la vérité, et je ferai montre de miséricorde. Je vous en prie !

— Mon Dieu, aide-moi ! souffla-t-elle en secouant faiblement la tête.

Elle persévérait donc dans son opinion ! ragea le vice-podestat. Pourtant jusqu’à présent, aucune femme n’avait résisté à cette douleur.

— Montez-la plus haut, décida-t-il tout en sachant que parfois les deux épaules se déboîtaient et que les prisonniers restaient infirmes jusqu’à leur exécution.

Isabella hurla encore plus fort alors qu’elle était soulevée du sol. Puis elle se tut et, haletante, elle balbutia une prière.

Le notaire jeta au vice-podestat un regard à la fois réprobateur et suppliant.

— Jusqu’à moitié-corde, ordonna Beltramino Crema, impassible.

En voyant Isabella perdre connaissance, le notaire implora :

— Je vous en prie, Excellence !

Le vice-podestat leva une main à l’attention d’un des tourmenteurs qui descendit doucement la comédienne jusqu’au sol. L’autre la détacha et l’allongea sur un banc tandis que le médecin et le chirurgien venaient l’examiner. Le médecin présenta un flacon de sels sous son nez, elle eut un spasme nerveux et elle ouvrit légèrement les yeux.

— Je vous déconseille de poursuivre, Excellence, dit l’homme de l’art d’une voix émue.

— Y a-t-il dans la prison une pièce vide avec une cheminée et un lit ? demanda Crema au concierge, après un soupir.

— Oui, Excellence.

— Faites un feu et installez-y Mme Andreini. Monsieur da Monza, ajouta-t-il à l’attention du médecin, vous la soignerez et veillerez à ce qu’elle ne manque de rien. Monsieur Sabbadini, poursuivit-il en s’adressant au notaire, vous avez bien noté que les trois niveaux du tourment ont été administrés à Mme Andreini. Qu’elle a invoqué le Seigneur avec courage et n’a rien reconnu des accusations portées contre elle.

Le notaire hocha la tête.

À une époque où beaucoup pensaient encore que Dieu intervenait dans la justice humaine, il était important que les juges sachent que la comédienne avait résisté à ce niveau de torture.

Seul le Seigneur pouvait l’avoir aidée à surmonter cette terrible épreuve, songeait sincèrement le vice-podestat.

— Je commence à douter de sa culpabilité, déclara-t-il après qu’on l’eut emmené. Je me demande si ce crime ne serait pas tout simplement un accident provoqué par un couteau factice qui aurait mal fonctionné.

Le notaire approuva à nouveau.

Beltramino Crema demanda ensuite au concierge de les conduire dans la salle où étaient enfermés les prisonniers. Ils s’y rendirent, accompagnés et éclairés par deux porte-clefs tenant des flambeaux de suifs.

La salle, glaciale, n’avait qu’une minuscule meurtrière et puait l’urine et les excréments. Les Gelosi étaient assis ou couchés sur la paille souillée qui, malgré tout, les isolait du froid des dalles de pierre.

— Mgr de Gonzague a décidé que votre emprisonnement n’était plus nécessaire, annonça le vice-podestat. Maître Giacomo Sabbadini, notaire auprès du Sénat, va vous faire signer vos dépositions et vous serez libérés. Il vous remettra un passeport pour sortir de la ville. Je lui ai donné les clefs de votre coffre qu’il va vous rendre. Vos deux chariots, avec vos affaires, sont à l’écurie du palais, sous bonne garde. Vous devrez avoir quitté Mantoue avant la nuit.

— Et Isabella, monseigneur ? demanda aussitôt Francesco qui, comme tous les autres, s’était levé.

— Votre femme a tué quelqu’un ! D’autres interrogatoires seront nécessaires avant que son sort ne soit décidé par le Sénat. Si elle est reconnue coupable, elle sera exécutée devant le palais. Mais peut-être, compte tenu des circonstances du crime, bénéficiera-t-elle d’une grâce de monseigneur le Marquis.

— Mais… mon épouse est innocente, Excellence ! cria Francesco qui se jeta aux pieds du vice-podestat.

— Maître Giletti, dit celui-ci en détournant le regard, je vous laisse régler les formalités.

Francesco Andreini, Flaminio Scala, et les autres membres des Gelosi sortirent de la Torre en début d’après-midi.

Francesco Andreini sanglotait toujours. Une fois dans la rue, Ludovic s’approcha de Flaminio Scala pour lui demander :

— On ne va pas laisser Isabella ici ?

— Que faire d’autre ?

— Il faut qu’elle s’évade !

Francesco Andreini, qui avait entendu, s’approcha de celui qui jouait Dottore, les yeux hagards.

— Quoi ? Mais tu as vu où elle est emprisonnée ? Ils vont la torturer, dit-il dans un sanglot. Et même si on parvenait à la faire sortir, comment quitterait-elle la ville entourée par la lagune ? Avec ces murailles tout autour ?

— J’ai un plan, annonça fermement Ludovic. J’y ai réfléchi toute la nuit. J’ai des amis ici, laissez-moi faire.

— Explique-nous ! implora Francesco.

— Allez à l’écurie du palais récupérer les chariots et quittez la ville comme convenu. Partez le plus vite possible, rien ne dit que le podestat ou le marquis ne vont pas changer d’avis. Sortez par le pont aux Moulins puis contournez les lagunes jusqu’à la lagune supérieure. (Il se baissa et dessina rapidement un plan sur le sol avec un morceau de bois.) Il y a une forêt ici. Je vous y retrouverai.

— Il serait plus rapide de prendre l’autre pont qui traverse la lagune supérieure, objecta Flavio.

— Non, il y a une porte gardée à l’extrémité, vous pourriez y être arrêtés. Mieux vaut que l’on croie que vous êtes partis dans la direction opposée.

— Pourquoi ne pas attendre dans une auberge, vers San Giorgio ? demanda un comédien.

— Imagine que le podestat change d’avis ! Vous êtes libre, profitez-en ! Évitez les troupes de soldats, et surtout ne faites pas de feu.

— Comment comptes-tu la faire évader ? Tu n’as même pas d’argent ! cria Francesco.

— Fais-moi confiance. J’ai joué ici avec les Desiosi. J’y ai des amis, c’est mieux que de l’argent, je sais qu’ils m’aideront.

Flavio secoua négativement la tête en grimaçant. Il ne croyait guère que Ludovic Armani puisse sauver Isabella. C’était cependant la seule solution et il voulait partir le plus vite possible.

— Francesco, faisons ce qu’il propose, décida-t-il.

— Il faut qu’on croie que je suis avec vous, dit Ludovic. Je vais me changer aux chariots, puis je disparaîtrai avant que vous n’arriviez au corps de garde du pont. Nous nous retrouverons demain, dans le bois, j’arriverai en barque par la lagune. Vous n’aurez qu’à allumer un fanal.

Moins d’une heure plus tard, Ludovic Armani, vêtu d’une chape à capuchon usée jusqu’à la trame, d’un surcot sombre, et de grègues de toile, se dirigeait vers la rotonde de l’église de San Lorenzo. Dans le quartier juif, il s’arrêta devant l’échoppe d’un changeur à la façade décorée de colonnettes en terracotta. L’homme parut surpris de le voir et fit signe à sa femme de continuer dans l’ouvroir la pesée de pièces qu’il avait commencée. Il se dirigea vers la porte située à côté de l’étal et fit entrer le visiteur après avoir jeté un rapide coup d’œil dans la rue pour vérifier qu’il n’avait pas été suivi.

— Je ne vous attendais pas, murmura-t-il, en désignant l’escalier de bois qui montait à l’étage.

Il n’y avait qu’une salle en haut, avec un lit à piliers aux rideaux verts, deux coffres, une table, des chaises tapissées, et sur le mur un portrait de Marguerite de Montferrat, la mère du marquis. Le changeur proposa au comédien de s’asseoir sur le lit et prit un escabeau.

— Vous ne deviez pas nous faire évader ? demanda sèchement Ludovic.

— Je n’ai été informé de la situation qu’hier soir. Je vous aurais fait évader cette nuit comme convenu, déclara le changeur, avec un sourire édenté.

C’était un petit homme d’une soixantaine d’années au nez en bec d’aigle, complètement chauve, mais avec des sourcils noirs et touffus.

— Comment se fait-il que vous soyez là d’ailleurs ?

— Nous venons d’être libérés. Mes compagnons ont déjà quitté la ville. Il n’y a plus qu’une femme dans la Torre comunale.

— Celle qui a tué ?

— Oui, il faut la faire évader ce soir. Je crains qu’elle ne soit torturée.

— Tout est prêt, je vous l’ai dit ! Vous partirez cette nuit avec elle.

— Je vous rappelle qu’il me faut un millier de florins.

— C’était convenu, je les ai ici.

Dottore soupira. Il n’était pas certain de pouvoir faire confiance à cet homme, mais il n’avait pas d’autre solution.

— J’ai prévenu un de mes amis des Gelosi. Si vous me trahissez, Catherine de Médicis le saura.

— Je ne vous trahirai pas, j’ai toujours été fidèle aux Médicis. Vous m’avez payé quatre mille florins et je respecte toujours ma parole.

— Soit ! Que puis-je faire pour vous aider ?

— Rien, vous me gêneriez. Un de mes hommes s’est déjà entendu avec le concierge de la Torre. Ce soir, il le garrottera, avec son accord.

— Le concierge accepte ça ? Il sera pendu !

— Non. Il avait prévu de raconter que des complices des Gelosi s’étaient introduits par une fenêtre de la galerie à colonnades du Palais du Podestat et l’avaient surpris. Pour deux mille florins, il était prêt à recevoir quelques coups de fouet ou à passer huit jours dans la gabbia[20]. Mais maintenant que vos amis sont dehors, ce sera encore plus facile. Puisque ce sont des comédiens, il dira que l’un d’eux se sera fait passer pour le vice-podestat et qu’il aura ouvert sans méfiance. Mon homme conduira la prisonnière au couvent San Francesco qui est accolé au rempart. Vous la retrouverez là. Il y a un passage le long du rio[21] qui permet de sortir vers la lagune en passant sous la muraille. De l’autre côté, une barque attendra. Le pêcheur de la barque vous amènera où vous voulez.

— Quand irai-je à San Francesco ?

— Restez ici le reste de la journée. Je vous conduirai au couvent cette nuit au dernier moment. Vous n’avez qu’à vous reposer, dit-il en désignant le lit. La nuit sera longue.

— Il faut que le pêcheur nous amène de l’autre côté de la lagune supérieure.

— Ne vous inquiétez pas.

Le comédien s’allongea. Finalement, tout se passait bien, songea-t-il en fermant les yeux. Il était au bout de l’aventure. Il laissa son esprit vagabonder, et tout ce qui s’était passé depuis un an lui revint peu à peu.

À Paris, la reine mère lui avait donné des adresses d’hommes fidèles aux Médicis, des hommes de main, des espions, des marchands. Il y en avait dans toutes les grandes cités d’Italie. Elle lui avait aussi remis une lettre de change de cinq mille florins sur la banque Carnesecchi, proche de sa famille, ainsi qu’un philtre de René Bianchi, son ancien parfumeur qui lui fabriquait des poisons. Arrivé à Milan où jouaient les Gelosi, il avait demandé à Flaminio Scala s’il n’avait pas besoin d’un comédien – avec sa mère, il avait vraiment fait partie de la troupe des Desiosi quand il était jeune – mais la troupe des Gelosi était au complet.

Ludovic s’était alors débrouillé pour dîner avec l’un de ses membres dans une taverne, c’était celui qui jouait le Dottore. Il était parvenu à vider dans son verre le philtre de René Bianchi et le pauvre homme était mort en trois jours. C’est Flaminio Scala, lui-même, qui était venu le chercher à son auberge pour lui demander d’entrer dans sa troupe.

Une fois membre des Gelosi, Ludovic s’était attelé à la deuxième partie de son plan : faire accuser Isabella d’un crime afin qu’elle soit emprisonnée. La solution la plus simple était qu’elle assassine un membre de la troupe. Lors des répétitions de la pièce, Gabriella Chiabrera s’était imposée comme victime évidente puisque Isabella la poignardait. Il avait examiné le couteau truqué dans le coffre où on le rangeait et découvert qu’il était facile de modifier le mécanisme pour que la lame ne se replie pas à l’intérieur du manche. Il ne lui restait donc qu’à organiser la dernière partie de son entreprise : faire évader la comédienne quand elle serait en prison, et aider la troupe à fuir l’Italie pour la France.

Il en étudiait les possibilités quand les Gelosi étaient brusquement partis pour Mantoue. Heureusement, dans cette ville aussi la reine avait un homme de confiance. À peine arrivé, il était venu trouver le changeur et lui avait donné la lettre de change. Quatre mille florins seraient pour lui s’il parvenait à faire évader rapidement les Gelosi au cas où ils seraient emprisonnés.

Faire libérer dix personnes ne serait pas chose facile, avait objecté le changeur. Finalement, ils s’étaient mis d’accord sur quatre prisonniers : Isabella, son mari, Flavio et lui-même. Les autres pouvaient bien rester en prison et tant pis s’ils étaient pendus. Le changeur lui avait promis qu’il les ferait fuir le soir même de leur arrestation, avec l’aide du concierge de la prison. C’était terriblement risqué de confier sa vie à ces inconnus, mais Ludovic n’avait pas d’autre choix que de faire confiance.

Emprisonné, il avait pourtant attendu en vain l’évasion toute la nuit. Il craignait la torture, non seulement pour lui mais pour Isabella, car si elle était défigurée ou estropiée, Catherine de Médicis serait furieuse contre lui. Par chance, ou parce qu’il avait inventé la jalousie d’Isabella lors de son interrogatoire – ayant deviné que c’était ce que le vice-podestat voulait entendre –, ils avaient été libérés alors qu’il n’espérait plus.

Ludovic était né en 1561. Sa mère, Vincenza Armani, était de haute naissance mais avait dû quitter Venise après avoir été déshonorée et elle avait trouvé une nouvelle famille au sein des Desiosi. C’est ce qu’elle lui avait raconté, deux ans plus tôt, alors qu’elle agonisait, atteinte d’une fièvre synoque putride.

Elle était malade depuis des semaines et ils avaient dû quitter la troupe des Desiosi. Sans argent, elle était revenue à Venise demander de l’aide à sa famille. Elle s’était présentée à leur hôtel et avait laissé une lettre à son frère, ses parents étant morts. Son frère, le seigneur Armani, l’avait reçue sans plaisir, mais sans lui faire de reproche. Il lui avait seulement annoncé que pour tout le monde elle était morte, qu’elle ne devait plus venir à son hôtel, mais qu’il lui paierait une pension de dix ducats par mois.

Le ducat de Venise valait à peu près six livres tournois, c’était suffisant pour bien vivre. Il lui avait aussi remis quelques lettres arrivées pour elle qui n’avaient jamais été ouvertes, certaines ayant près de vingt ans.

C’est sur son lit de mort qu’elle avait confié à Ludovic le secret de sa naissance, le nom de son père, et les lettres qu’il avait envoyées. Ignorant l’adresse de sa maîtresse, il les avait fait parvenir chez ses parents.

Son père était noble et s’appelait Claude Gouffier. Il avait connu sa mère lors d’un séjour des Desiosi en France. De retour en Italie, elle avait découvert sa grossesse et elle lui avait écrit pour la lui annoncer. Dans une première lettre, Claude Gouffier lui demandait pardon et lui assurait qu’il s’occuperait de l’enfant sitôt qu’il aurait l’adresse de son notaire. Dans une seconde lettre, quelques mois plus tard, il lui annonçait son prochain mariage avec Antoinette de La Tour-Landry, dame d’honneur de Catherine de Médicis. Dans la troisième, plusieurs années après, il s’étonnait de n’avoir aucune nouvelle et lui écrivait qu’il avait pris des dispositions pour laisser à son fils une terre fieffée en France. Pour qu’elle n’entre pas dans sa succession, il l’avait faussement cédée à un marchand de ses amis au cas où il viendrait à disparaître et avait confié à son cousin, prieur de l’abbaye de Notre-Dame de Châtres, près de Cognac, des actes prouvant que cette terre devait aller à son fils Ludovic.

Ludovic avait veillé sa mère jusqu’à sa mort avant de gagner la France. Il avait alors découvert avec découragement que l’abbaye de Notre-Dame de Châtres, située à côté du fief que son père voulait lui donner, avait été pillée et brûlée bien des années auparavant par une troupe de huguenots. Il ne restait que l’église, complètement ravagée, et quelques bâtiments conventuels en ruine. Tous les moines avaient été pendus. Accablé, Ludovic était allé à Paris où il avait appris que son père était mort depuis longtemps. Il n’avait donc plus aucun moyen de faire valoir ses droits. Sans ressources, il avait repris son métier de comédien et obtenu assez vite un certain succès. Il avait presque oublié son père quand, un soir, on lui avait dit que plusieurs dames de la Cour étaient dans la salle de l’hôtel de Bourbon[22] où il jouait. L’une d’elles était Mme de La Tour-Landry, la dernière épouse de son père !

Après beaucoup d’hésitations, il s’était présenté chez elle et lui avait dit qui il était. D’abord, elle ne l’avait pas cru, mais il l’avait convaincue en lui montrant les lettres de son père. Mme de La Tour-Landry avait reconnu l’écriture de son mari et avait accepté de l’aider.

Hélas ! pour la terre fieffée que son père lui avait laissée, il n’y avait rien à faire, l’héritage ayant été distribué. Pour le consoler et l’aider, elle lui avait donné un peu d’argent et avait incité ses amis à venir le voir jouer.

C’était elle qui avait parlé de lui à Catherine de Médicis.

Pendant que le comédien s’ensommeillait, le vice-podestat, accompagné du notaire Giacomo Sabbadini, se rendit vers quatre heures de l’après-midi chez le fourbisseur auquel il avait confié le couteau.

L’artisan était un homme d’une quarantaine d’années, maigre, aux doigts fins et musculeux. Son visage ressemblait étonnamment à celui d’un rat avec un nez proéminent, une moustache éparse et un menton en galoche. Il était habillé d’une longue robe en velours et coiffé d’un bonnet. Ayant démonté le manche du couteau qui s’ouvrait en deux grâce à une goupille, presque invisible, il en montra le mécanisme à ses visiteurs.

— Comme vous le voyez, Excellence, le manche est évidé et il y a là un petit ressort qui, au repos, fait sortir la lame. Celle-ci s’enfonce au moindre choc dans son logement. Seulement, en ce moment, cette pièce de bois, placée à l’intérieur, l’en empêche.

— D’où vient ce morceau de bois ? demanda Crema.

— Il a été introduit par quelqu’un ! plaisanta le fourbisseur.

— Mais dans quel but ?

— C’était un couteau de théâtre, seigneur, c’est devenu une arme, bien que la lame s’enfonce légèrement quand on appuie dessus.

— Vous voulez dire que quelqu’un l’a piégé ?

— Exactement.

Crema resta silencieux un moment, réfléchissant aux conséquences de cette découverte. Isabella était innocente et quelqu’un, en trafiquant le couteau, avait fait d’elle une criminelle. Or, seuls les membres de sa troupe avaient accès au couteau. En les laissant partir, il venait de libérer l’assassin… Mais peut-être étaient-ils encore à Mantoue ?

— Je retourne au Castello décida-t-il en s’adressant au notaire.

Il se pressa. Arrivé au pont-levis, il fit signe à des soldats de la garde du marquis de l’accompagner aux écuries.

— Où sont les chariots des comédiens ? demanda-t-il à un palefrenier.

— Ils sont partis, monseigneur. Ils avaient un ordre signé par votre notaire.

— Il y a combien de temps ? Quelle route ont-ils prise ?

— Deux heures environ, Excellence, ils ont pris le pont aux Moulins.

Un quart d’heure plus tard, une trentaine de cavaliers partaient à la poursuite des comédiens.

Crema se dirigea ensuite vers le palais pour demander audience au duc. Dans l’antichambre, il rencontra le camérier.

— Monsieur le Vice-Podestat ! s’exclama celui-ci. J’allais vous faire chercher. La victime de la comédienne, Gabriella Chiabrera, a repris conscience, mais sans doute pour peu de temps. M. le marquis vous demande de venir l’interroger.

Minuit allait sonner quand le changeur vint chercher le comédien qui attendait depuis la tombée de la nuit.

— Il était inutile de partir plus tôt, lui expliqua-t-il. Le rendez-vous à San Francesco n’est prévu qu’à minuit.

— Savez-vous si tout s’est bien passé ?

— Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! plaisanta l’homme. Il faudra juste faire attention au guet, mais à cette heure, il est rare de le croiser.

Ils sortirent et longèrent le port dell Ancona en direction du pont aux Moulins, puis par un dédale de rues sombres, ils remontèrent jusqu’au couvent de San Francesco. Le changeur tenait la lanterne. Une poterne du couvent était entrebâillée. Ils entrèrent, traversèrent un jardin, puis un corridor, ensuite un nouveau jardin vers une haute tour fortifiée.

— C’est au-dessous que passe le rio, souffla le changeur à Ludovic en désignant la tour. Votre amie nous attend dans cette salle.

Il montra le corps de bâtiment accolé à la tour. Une porte était ouverte. Ils entrèrent dans une salle à peine éclairée par un bougeoir. Au fond attendaient deux ombres. Ils s’approchèrent.

— Dottore ? s’enquit une voix de femme au ton anxieux.

— C’est moi, Isabella, nous allons rejoindre les Gelosi.

— C’est toi qui m’as fait évader ?

— Oui, avec mes amis.

— Dieu soit loué ! Je n’aurais pas résisté à un autre interrogatoire.

— Pressons-nous ! intervint le changeur d’une voix inquiète en les poussant en avant.

Il murmura quelques mots à celui qui se trouvait avec la jeune femme. C’était un moine qui les conduisit à une tenture dissimulant une porte basse entièrement ferrée. Il mit une clef dans la serrure et ouvrit. Une écœurante odeur de marécage pénétra dans la pièce.

— Ce sont les égouts, souffla le changeur à Ludovic. Une dérivation du rio pour entraîner les excréments du couvent vers la lagune passe sous le rempart. Vous devrez marcher dans l’eau. Je vous laisse la lanterne, car je ne vous accompagne pas. Vous l’éteindrez avant de sortir de l’autre côté. Mon ami va vous ouvrir la grille sous l’enceinte. On vous attend sur la grève de la lagune, mais ne faites aucun bruit. Il peut y avoir des gardes dans la tour.

Ludovic le remercia et ils descendirent une vingtaine de marches. En bas s’étendait une sorte de palier jusqu’à une lourde grille forgée. Le moine l’ouvrit avec une autre clef.

— Descendez, dit-il. Faites quatre ou cinq toises dans l’eau en baissant la tête et vous déboucherez au bord de la lagune.

Ludovic prit la main d’Isabella et ils s’engagèrent dans l’eau glacée. Heureusement, elle ne leur montait qu’au mollet.

Brusquement, ils sentirent l’air extérieur, Ludovic éteignit la lanterne et attendit. Au bout d’un moment, une ombre s’approcha.

— Venez ! souffla-t-elle.

Ils longèrent une grève qui courait le long de l’enceinte. L’homme les aida à monter dans la barque, puis se mit à ramer en silence.

— Vous voulez aller à quel endroit de la lagune supérieure ?

— Au bois qui se trouve à l’extrémité. Il y aura un signal.

La nage se poursuivit durant une grosse heure à la faible lueur d’un quart de lune, puis la brume s’épaissit.

— Je dois m’arrêter, fit le nageur, il faut attendre l’aube, sinon on va se perdre.

— Nous sommes suffisamment loin des remparts ?

— Oui.

Il rama encore un peu jusqu’à une grève où ils attendirent dans la barque. Isabella tremblait de froid dans son manteau. La brume était de plus en plus épaisse et ils étaient trempés. Enfin, le ciel s’éclaircit et le nageur reprit sa rame. Au bout d’un moment ils distinguèrent des bois, puis une lueur. C’était une lanterne !

Les Gelosi les attendaient.

Ils débarquèrent et Francesco serra longuement sa femme pendant que Flavio accolait Dottore.

— Tu es désormais un frère pour moi, Ludovic ! Béni soit le jour où tu nous as rejoints.

— Nous allons rentrer à Milan, décida Flavio. Et ensuite, je découvrirai ce qui s’est passé. J’ai bien réfléchi, quelqu’un a forcément changé le couteau. Quand j’aurai trouvé celui qui l’a fait, je le découperai en lanières. Vivant !

Les autres opinèrent en grondant.

— Ce n’est pas une bonne idée, mon frère, dit Ludovic, en le prenant par l’épaule pour cacher sa peur. Nous n’avons pas de temps à perdre. Gonzague ne va pas abandonner, il nous fera facilement arrêter à Milan, comme dans toute l’Italie.

— Que faire alors ?

— Gagnons la France, allons à Paris. Là-bas, nous ne risquerons rien et j’y ai des amis. Nous jouerons la comédie chez les plus grands seigneurs et à la Cour.

La guerre des amoureuses
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